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Un breuvage à consommer sans modération !!
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La scène metal française, pourtant très riche, n’a eu de cesse de prouver ses qualités ces trente dernières années. L’héritage des SORTILEGE, BLASPHEME, WARNING, H-BOMB, VULCAIN et j’en passe, n’a pas arrêtée d’inspirer de nombreux musiciens à travers les décennies qui suivirent l’âge d’or des eighties. Avec l’émergence du thrash puis l’avènement du grunge et du groove dans les nineties, les metalheads gaulois ont commencé à transformer le patrimoine de leurs illustres aînés pour permettre à la vague hexagonale de survivre dans des moments plutôt moroses pour le hard rock et assimilés. C’est ainsi que des formations comme GOJIRA, DAGOBA, MASS HYSTERIA et beaucoup d’autres virent le jour peu avant le nouveau millénaire afin de redynamiser le paysage musical du pays et de redistribuer les cartes face à la concurrence américaine, relativement costaude via des groupes tels que PANTERA, RAGE AGAINST THE MACHINE, SYSTEM OF A DOWN, GRIP INC, BIOHAZARD, MACHINE HEAD, PRONG ou PRO-PAIN. Bien sûr, le heavy et le thrash ont survécu tant bien que mal durant cette époque complètement chamboulée, y compris par les NIRVANA, PEARL JAM et SOUNDGARDEN, mais la volonté de perdurer était bel et bien là, ancrée dans le cœur des troubadours européens, les plus submergés par les tsunamis venant d’outre-Atlantique.
Bien sûr, les SODOM, TANKARD, DESTRUCTION, KREATOR sont toujours là, mais en ont sérieusement bavé lorsque le blondinet en petite laine Kurt COBAIN et le hurleur patenté Phil ANSELMO ont lancé leurs révolutions respectives, mettant ainsi entre parenthèse énormément de carrières pourtant formidablement menées sur le Vieux Continent. Néanmoins, les vieux de la vieille étant solides comme le roc, n’ont bien sûr pas vacillé et ont lutté courageusement contre vents et marées, affrontant les écueils, certains en modifiant légèrement leur recette, d’autres en continuant sur la voie qu’ils se sont tracée dès leurs débuts. D’où le groovy Jugulator de JUDAS PRIEST ou le proggy The X Factor de IRON MAIDEN, d’un côté, ou les destructeurs Code Red de SODOM et Cause For Conflict de KREATOR, de l’autre.
Dès les prémices du 21ème siècle, des combos prometteurs voient le jour dans le pays. C’est ainsi que ZUUL FX, précurseur du modern thrash metal francilien est l’un des pionniers qui permettra, par la suite, à de nombreuses autres escouades de la sphère metal de faire leurs armes sur notre territoire et de perpétuer les acquis de leurs anciens ayant été secoués par les séismes Smell Like Teen Spirit et Vulgar Display Of Power.
C’est, notamment, le cas des mosellans de DEFICIENCY qui, depuis 2004, précédemment sous le patronyme BLACK AGE, officient dans un thrash metal un tantinet hybride, mêlant parfois metalcore et death mélodique. Ayant déjà trois opus à leur actif, les excellents State Of Disillusion, The Prodigal Child et The Dawn Of Consciousness, sortis respectivement en 2011, 2013 et 2017, ils nous reviennent en ce millésime 2022 avec Warenta, une rondelle particulièrement musclée qui, pour autant, n’en oublie pas de rester mélodieuse.
Portant un concept très particulier, celui d’une communauté de mineurs dans le bassin houiller lorrain durant la deuxième guerre mondiale, « peuple du charbon » en proie à des croyances superstitieuses liées à une épidémie de « langueur », sûrement causée par les poussières de charbon qui induisaient des problèmes respiratoires et des vapeurs toxiques ainsi que le manque d’air ayant pour conséquence des lésions cérébrales irréversibles, tant sur les adultes que sur les enfants. De même, une dépression liée à la fois au contexte économique contemporain et à la situation politique de l’époque n’étaient pas à exclure. De facto, il était normal que, pour des gens simples n’ayant que très peu d’éducation vivant dans une zone majoritairement forestière, où les brumes aux apparences mystérieuses et les récits populaires séculaires transmis aux générations suivantes pouvaient être à l’origine de phénomènes d’illusions collectives ou de peurs irraisonnées liées à des croyances sans fondements rationnels. Il était, alors, plus aisé de se dire que les maux auxquels on devait faire face prenaient source dans de quelconques malédictions obscures que dans de vulgaires pathologies médicales bien réelles. Quand bien même le monde de l’invisible existe vraiment selon la physique quantique, d’où la tangibilité de certaines pratiques millénaires comme la sorcellerie positive (wicca) et négative (vaudou), certains rituels étant toujours pratiqués de nos jours au sein des sociétés hermétiques plus ou moins ténébreuses éthiquement parlant.
Ceci étant dit, musicalement, le quatuor arrive tout à la fois à provoquer des émotions en alternant les ambiances ainsi qu’à botter les fesses, ce qui n’est pas si commode, puisqu’il s’agit d’un numéro d’équilibriste qui peut rapidement se révéler casse-gueule. DEFICIENCY n’a absolument pas loupé le coche et à réussi là où bien d’autres se sont misérablement viandés. Avec des titres aussi émotionnels que The Black Book ou Lumpendoktor, sur lesquels le groupe a inséré des parties symphoniques afin d’appuyer sur le côté dramatique des événements narrés dans ses textes, la musique de DEFICIENCY gagne une certaine profondeur, ce qui lui permet d’ajouter une dose de mélancolie pour faire ce lien avec cette « langueur » évoquée dans la thématique de Warenta. Outre ces éléments orchestraux, DEFICIENCY joue aussi la carte des passages acoustiques, là aussi pour donner une impression de malaise et jouer sur l’aspect impénétrable des éventuels rituels de magie noire qui auraient pu provoquer cette contagion de tristesse et d’apathie par le biais de cette étrangère Ludma, dont la présence éveille les fantasmes médiévaux des habitants de la région pour qui la coupable est toute trouvée. Être au mauvais endroit au mauvais moment, voilà ce qui peut se révéler fatal au quidam sur lequel tout le monde a les yeux tournés. La souffrance fait souvent perdre la raison à celui qui n’en a pas. L’impulsivité étant souvent de mise chez l’être humain de par sa nature sensible et la méconnaissance de son système limbique. De même, l’ajout d’un alto, celui de Noëlle GISONNA, en arrière-plan sur The Black Book en accompagnement tant des guitares électriques que des guitares acoustiques apporte une coloration pas désagréable des pays de l’est qui rappelle éventuellement les violons gitans, vite effacés par un ensemble symphonique composé de cordes et de cuivres qui renforcent la théâtralité du concept global.
Cependant, DEFICIENCY n’est pas NIGHTWISH, fort heureusement pour lui. Et la grande majorité des morceaux demeure dans une veine modern thrash saupoudré de metalcore comme sur le titre éponyme qui se révèle étonnamment varié, alternant chant clair et vocaux gutturaux à la ATALANTIS CHRONICLES, soutenu par des riffs monstrueux, des harmonies de grattes aériennes de la paire Laurent GISONNA-Jérôme MEICHELBECK, des rythmiques saccadées de Vianney HABERT et Benjamin JAKSCH. Voilà le programme principal sur ce Warenta créatif et survitaminé. Dont le potentiel attire aussi des pointures comme Björn « Speed » STRID de SOILWORK, venant pousser la chansonnette sur l’énorme The Misfortune Herald ou le six-cordiste David G. ALVAREZ de ANGELUS APATRIDA venu « soliser » sur Lumpendoktor.
Comparativement avec les trois albums qui le précédent, Warenta se révèle plus contemporain grâce à cette diversité qui caractérise les influences du groupe. Outre le thrash, qui demeure la base même de la musique du quartet, l’on retrouve une grosse cuillérée de metalcore, mais également une louche de heavy, quelques pincées de death mélodique ainsi que des éléments progressifs (contretemps, mesures impaires) en supplément des briques symphoniques ou folkloriques, ce qui rend les dix compositions très mathématiques et ce quatrième opus légèrement plus épique et varié que ses grands frères. Cette pluralité des genres est une particularité de DEFICIENCY qui a permis à cette formation de suffisamment intéresser les guests cités plus haut afin d’apposer leurs touches respectives sur ce Warenta singulier. Singulier à quel titre ? Tout simplement parce-que les mosellans se sont constitués un univers assez riche où les antagonismes se complètent étrangement. D’un point de vue quantique, Warenta est tout à la fois matière et antimatière, symétriquement parlant. Ambivalent dans sa structure atomique, il joue énormément sur la clarté et l’obscurité, tout en continuant à rester dans une forme de luminosité persistante. Comment est-ce possible ? Tout simplement en manipulant intelligemment les notes de sorte à ce qu’elles puissent incarner les deux facettes d’une même réalité. La réalité étant ici le résultat sonore. Ce qui peut faire évidemment penser aux photons et anti-photons, sujets éminemment débattu en physique quantique, mais également aux mondes à l’endroit et à l’envers de la série Stranger Thing. Ainsi qu’aux notions de tangible et d’invisible en chimie avec les composés de l’air ambiant dont on sait qu’ils existent, sinon l’on ne pourrait pas respirer, mais qui ne sont pas forcément perceptibles à l’œil nu. De même, l’on peut noter la correspondance avec le monde matériel et l’au-delà qui sont deux points de l’espace énergétiquement inversés, tant du point de vue de la masse que de la fréquence vibratoire. Il est évident que l’hybridation plurielle de l’art phonique de DEFICIENCY le rend encore plus attractif. Certaines escouades sur la scène metal se laissent parfois tenter par un mélange plutôt basique entre deux styles bien distincts, ce qui n’est pas le cas du combo « oriental » qui aura eu tendance à ne pas se contenter d’un mariage binaire, délaissant cette « vilénie » à d’autres. Ce qu’il est important de comprendre c’est qu’avec Warenta, le groupe vient d’atteindre un nouveau palier grâce à la complexité de son thrash fourre-tout (il s’agit là d’une remarque positive) qui navigue sur plusieurs eaux. Comme écrit ci-dessus, ce n’est pas que la musique de DEFICIENCY soit à la fois tout et son contraire, c’est que sa singularité lui permet de se défaire de certaines lois inhérentes à la scène metal qui ont tendance à retenir les artistes dans des schémas récurrents liés au conservatisme primaire des metalheads qui, in fine, empêchent régulièrement les musiciens de s’affranchir de l’attraction gravitationnelle de leur fanbase. Ce n’est absolument pas un problème pour DEFICIENCY qui a su imposer dès le départ des variables dans son équation personnelle. Ainsi, ses supporters, ouverts précocement à la relativité générale, apprécient fortement cette complémentarité des contraires qui amènent une incroyable cohérence au metal des frenchies.
Une hétérogénéité dans l’homogénéité n’est possible qu’en l’absence d’une frontière culturelle dans l’esprit des personnes qui conçoivent conjointement un projet commun. Cet exploit n’est aussi possible qu’en raison d’une jonction entre les influences extérieures des troubadours de DEFICIENCY, chacun ayant eu son propre parcours menant à cette réunion de leurs talents. Avec Warenta, les ménestrels sont arrivés à maturité, quand bien même leur communauté ne date pas d’hier. Néanmoins, leur chemin a fait qu’ils se sont forgés une forte réputation en live, puis en studio avec des rondelles méchamment puissantes avant de comprendre qu’avec un concept tel que celui de Warenta, il était tout aussi judicieux d’écrire des morceaux plus émotifs, plus posés, car dans le cosmos tout fonctionne comme cela. Même sur Terre, avant les tempêtes, ont toujours lieu des moments de calme, pesants et rassurants à la fois, durant lesquels l’imaginaire a tout le loisir de concevoir les scénarios futurs probables qui peuvent éventuellement survenir ou factuellement impossibles, indépendamment de la loi d’attraction. C’est exactement le cas avec une histoire comme celle contée sur Warenta, dont le timing n’invite guère à l’apaisement des tensions et des craintes sur l’avenir. Après tout, une guerre ne se termine que lorsque le vainqueur écrase le perdant. Et il n’y a jamais de certitude quant à sa durée. Comme actuellement en Europe où les forces russes maintiennent une pression immense sur le peuple ukrainien en laissant répétitivement planer le doute sur leurs offensives en alternant les périodes de calme et de violence. L’action de Warenta se déroulant durant les heures les plus sombres du siècle passé et au beau milieu d’une population alors peu éduquée et en proie aux superstitions les plus tenaces, pour dépeindre ce sentiment d’affolement et d’inquiétude tout en tenant compte des stades de fragile détente, le quatuor a, comme Rembrandt en son temps, « bichromatisé » son décorum musical en travaillant sur les ambiances et en variant les plaisirs. C’est pourquoi l’on se retrouve face à des accalmies fugaces (Ludma, The Black Book, Lumpendocktor) et des éruptions solaires numériquement plus avantagées (Warenta, Dichotomy, I Am The Misfortune Herald, The Feathers, A Fire Asleep, Alleviate The Suffering, le bonus track Real Is Revealed). Ce disque est en réalité un cyclone et son œil. Un trou noir et un trou blanc. Un concentré de ténèbres et une explosion chatoyante. Les deux côtés d’une même pièce. Une éminente dualité dans une boule d’unicité. Il est terriblement facile d’en perdre son latin tout en étant dans un état de fascination extrême tant cet album est un chef d’œuvre de multiplexage musical, pourtant autoproduit, mais mixé par Flavien MOREL, claviériste de LOGRUSS et ancien membre de BENIGHTED SOUL, et masterisé par Tony LINDGREN au palmarès impressionnant. Superbement illustré par Laurie BALTHAZAR, qui s’est aussi occupée du concept, Wardruna est avant tout un travail d’équipe, il est donc nécessaire de remercier aussi tous les techniciens et photographes qui ont bossé dessus. C’est ce caractère à la fois éclectique et pluridimensionnel qui fait de Warenta un ouvrage plaisant qui ravira nombre d’entre vous. Si vous appréciez les mélodies raffinées, les riffs énergiques, les rythmiques boitillantes et les mesures ponctuellement asymétriques, n’hésitez pas à vous procurer ce pur concentré de technicité et de virtuosité. Grâce à DEFICIENCY et ce quatrième opus, le modern thrash à la française a encore de beaux jours devant lui. Décidément, après MANIGANCE et KINGCROWN, l’année 2022 est un excellent cru pour les cépages français. Warenta est un breuvage à consommer sans modération. A la vôtre !!
Line-up :
• Laurent GISONNA (chant, guitares) • Jérôme MEICHELBECK (guitares) • Vianney HABERT (basse) • Benjamin JAKSCH (batterie)
Equipe technique :
• Laurent GISONNA (production, arrangements, concept) • Jérôme MEICHELBECK (production, arrangements) • Vianney HABERT (production, enregistrement basse) • David POTVIN (ingénieur du son guitares) • Flavien MOREL (ingénieur du son batterie, mixage) • Clément DENYS (technicien batterie) • Tony LINDGREN (mastering) • Laurie BALTHAZAR (concept, artwork, design pochette, photographies des lieux et du groupe) • JJ JORDAN (photographies additionnelles) • Anastasia SHURAEVA (photographies additionnelles)
Guests :
• Björn « Speed » STRID (chant sur The Misfortune Herald) • David G. ALVAREZ (solo de guitare final sur Lumpendoktor) • Flavien MOREL (chœurs sur Warenta) • Noëlle GISONNA (premier alto sur The Black Book)
Studios :
• Guitares enregistrées aux Dôme Studios (Saint-Sylvain d’Anjou, Maine-Et-Loire, France) • Batterie enregistrée aux Boundless Productions Studios (Moselle, France) • Guitares additionnelles, acoustiques et basse enregistrées aux Metal East Home Studios (Moselle, France) • Mixage aux Boundless Productions Studios (Moselle, France) • Mastering aux Fascination Street Studios (Orebro, Suède)
Crédits :
• Laurent GISONNA (paroles, musique) • Jérôme MEICHELBECK (musique)
Tracklist :
1) Warenta 2) Dichotomy 3) I Am The Misfortune Herald (feat. Bjorn « Speed » STRID) 4) The Black Book 5) The Feathers 6) Lumpendocktor (feat. David G. ALVAREZ) 7) Ludma 8) A Fire Asleep 9) Alleviate The Suffering 10) Real Is Revealed (Bonus Track)
Durée totale : 55 minutes environ
Discographie non-exhaustive :
• State Of Desillusion (2011) • The Prodigal Child (2013) • The Dawn Of Consciousness (2017) • Warenta (2022)
Date de sortie :
• Vendredi 11 Mars 2022
A Fire Asleep (Clip Officiel)
I Am The Misfortune Herald (Clip Officiel)
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